J.J. Cale


OKIE

L'article et les photos viennent de Rock & Folk numéro 157, de février 1980.
L'article est de Philippe Garnier, les photos de Philippe Garnier, Peter Mazel, et Audigram.
Tous droits réservés.

Avec sa caravane
échouée aux limites de la ville, sa
guitare toujours prête
à chanter et ses horaires pas
chrétiens, J.J. Cale est bien le Gitan
de Nashville. Nashville
la guindée, la cité-dollar où musique
ne rime qu'avec fric et dont
seule une entrevue avec
votre "day-sleeper" préféré
pouvait réchauffer l'atmosphère.




Audie avait recommandé l'Opryland Hôtel, et c'est là-bas qu'ils m'ont collé, un grand hôtel bâti comme le Pentagone, tout en style néo-Autant-En-Emporte-Le-Vent avec des valets fagotés en cochers de fiacre, des fleurs de lys sur le p.q. et trois lavabos dans la salle de bains. Avec ma Toyota de location, ma veste de péquenot normand et mon badge Cure je me faisais l'effet d'une câpre dans la crème anglaise. L'endroit possédait trois salles de bal, dix salles de conférence, trois restaurants tous plus inutiles les uns que les autres, un night-club et partout de la moquette assez épaisse pour perdre à jamais un pékinois adulte. Cet hôtel, "born into tradition", fait en réalité partie du complexe construit en 1972 ou 73 par les proprios du Grand Ole Opry. Opryland est tout à côté. Un croisement entre un parking lot (grand comme quarante terrains de foot à peu près) et un studio de télé, et à peu près autant d'âme que les deux réunis. C'est le "New Nashville", le Nashville des freeways. Le Nashville cossu et repu. Un des plus beaux et confortables aéroports de la nation. Partout des businessmen bien rasés, bien nourris, arborant leurs denims de luxe et leurs coupes au rasoir (difficile de voir une paire d'oreilles mâles à Nashville: toujours les cheveux longs coupés comme il faut, longs mais propres et bien rangés...). Des portefeuilles contenant des guirlandes de cartes de crédit. Des montres à digitales pour les hommes, des extra-plates pour les dames, et pour tout le monde, bien sûr, de l'or. L'argent, le fric, c'est le thème premier à Nashville. Ce n'est pas la country music qui a bâti cette ville. C'est les assurances. Jamais vu autant de boutiques de prêteurs sur gages, banques de crédit et autres établissements d'usure ("Only one signature required"). Partout l'argent manifeste tranquillement sa présence, avec cet aplomb, cette conscience et cet ordre que seules les villes protestantes savent afficher. Life and Casualty. National Life and Accident Insurance Company. Southern Equity. Et si vous croyez que la country music apporte un peu d'âme dans tout ça, détrompez-vous. Extérieurement du moins, Nashville (et son industrie de la musique) est une ville froide, fermée, calculatrice, malgré les allures de good ole boys que cultivent la plupart des artistes, éditeurs et cadres.
On est loin du magasin d'Ernest Tubb et des funky honky-tonks de ces trois pâtés de maisons sur Broadway, là-bas downtown, petite enclave du péché coincée entre la Cinquième Avenue et la Cumberland River. On est loin de l'hôtel à puces sur la Septième Avenue et Commerce où j'avais couché il y a deux ans, juste à côté de Broadway, justement, en face de la gare de Trailway et du Night Owl Drive Through Liquor Store. Le Ryman Auditorium est juste à côté, lugubre bâtiment de briques dans la Cinquième Avenue. Toute cette partie de Nashville me fait penser à Liverpool. Et à cette époque de l'année, avec le froid humide qui vous remonte les jambes de pantalons, Nashville pue comme Londres en hiver. Le Ryman Auditorium, bien sûr, c'est l'ancien Grand Ole Opry, une ancienne église reconvertie en temple de la musique de bouseux. L'endroit est encore ouvert au public, et on peut dire que le musée qu'il est devenu garde tout à fait l'esprit de l'ancienne émission de radio qui a donné naissance au phénomène: ringard à souhait. Les bancs de bois sont encore là, le balcon aussi (nommé Confederate Balcony parce que rajouté par les Confédérés durant la Guerre de Sécession). On peut voir les boîtes aux lettres où les stars venaient chercher leurs lettres de fans. Ils ont tous leur portrait sur un mur: les nouveaux venus en couleurs lumineuses comme les Ricains en ont pour afficher leurs menus et glorifier leurs hamburgers et les Anglais leurs Wimpy: Johnny Paycheck, Roy Clark, Mickey Gilley et toute la bande ont cet air tristos d'une ampoule de 40 watts vissée sur une douille de 100. Par contre, juste au-dessus des boîtes aux lettres, six portraits des vieux de la vieille, perfect glossies, noir et blanc, poignants. Dotty West fait de l'œil au grand Hank Williams, qui a l'air de s'en foutre comme de sa dernière bouteille ou son dernier flacon de Black Beauties. C'est d'ailleurs la seule trace de Hank Williams dans ce capharnaüm, cette photographie glacée, ce sourire maigre et hanté. (Si on veut se faire une petite idée de l'ambiance et du niveau du Grand Ole Opry à la grande époque - les Années Quarante - je recommande un disque sorti en 76 sur MGM, "Hank Williams Sr., Live At The Grand Ole Opry". Si vous avez assez d'estomac pour encaisser les platitudes du présentateur Red Foley et le babillage exténuant de Minnie Pearl, la Betty Boop de la Country Music.) Cowboy Copa a laissé son chapeau dans une vitrine. Gene Autry un foulard. Hank Williams que dalle, que son fantôme.
La scène du Ryman est incroyablement exiguë; l'ensemble, scène et coulisse, rappelle immanquablement les salles de patronage et les distributions de prix. Il y a encore le fameux écran peint qui a servi de décor au spectacle pendant plus de vingt ans. Il représente une grange, parce qu'à l'origine l'émission de WSM-Radio s'appelait WSM Barn Dance, ou quelque chose dans ce goût-là. A droite on y voit un écusson en forme de bouclier bleu avec WSM écrit dessus, et la légende: We Shield Millions (WSM, pigé?). Eh oui, vous auriez dû vous en douter: WSM-AM, WSM-FM, WSM-TV, le Grand Ole Opry House, Opryland et même le grand hôtel où j'ai couché, tout appartient à la National Life and Accident Insurance Company. Dont la devise commerciale est justement "We Shield Millions" ("On en protège des millions"). Derrière la scène, en coulisse, un grand bout de plancher a été remplacé: c'est le morceau qui a été intégré à la scène de l'Opryland là-bas, trente miles plus loin le long de l'autoroute. Nashville n'a peut-être pas d'âme, mais par contre le sentiment et le sentimental ne posent aucun problème. A pleins tombereaux, qu'ils étalent ça. Et je trouve quand même le Ryman cent fois plus touchant que le Disneyland plastifié et "countryfié" de l'Opryland (où je n'ai pas mis les pieds parce que ça n'ouvre que le week-end, mais sur la chaîne 13 de la télé de mon hôtel il y avait une vidéo non-stop me vantant les charmes de l'endroit, ce qui est tout à fait dans le style Nouveau Nashville). Je préfère encore aller fouiner chez les frères Lawrence, dans l'invraisemblable bric-à-brac qu'ils ont sur Broadway, juste à côté de chez Ernest Tubb.
Le Lawrence Brothers Country Store offre des marchandises aussi variées que des bottes (une pointure par modèle!), ceinturons, lacets, disques soldés, cravates western avec "Nashville, Music City" écrit dessus en mauve, etc... Et où donc allez-vous trouver un coupe-ongles en forme de guitare (rouge et nacré) en même temps que des vieux disques de James Brown sur King, "Chapel Of Love" par les Dixie Cups et de rares vieilleries comme "Chocolate Moose" par Zoo (poulains d'Ed Cobb, le papa des Standells, même cuvée), le tout pour moins de trois dollars? Et pour pas un rond vous pouvez mater le numéro des deux frangins, Shorty et Gros Cigare; il faut vraiment les voir pour le croire, avec leurs pointes de col en argent (un col qui déjà n'avait pas besoin d'accotement, un col un peu plus étroit qu'une autoroute) et leurs barreaux de chaise anticastristes. Et si leurs bottes ont toutes la même pointure, eux n'ont pas le pied dans le même sabot pour faire l'article. "We got ALL kinds, we got lots, we got'em ALL, dontch we, Shorty?" Et Shorty d'opiner en parquant son bout de cigare à l'autre coin de sa bouche: "Damn right, by golly..."

On a fait du business
ensemble, et après
cinq disques il est
toujours mon ami.



LA CHAISE
Okay. Jusqu'à présent on n'a parlé que de fric ou de good ole boys, et moi-même je me demande ce que J.J. Cale peut foutre dans une ville comme Nashville. Mais je vais bientôt le savoir. Parce que c'est lui que je suis venu voir. Le reclus le plus fantômatique du rock; une des figures les plus secrètes et les plus énigmatiques de la musique qu'on aime. Je vais le voir ce soir à six heures et je vais pouvoir lui demander ce qu'il fout à Nashville, où il habite depuis deux ou trois ans. Mais d'abord, je poulope de studio en studio, de lieu-dit en lieu-dit, pour cerner un peu ma cible (parce que je me gourre bien qu'il va pas en moufter une, J.J. J'ai lu ses interviews; dans le genre monosyllabe réticente, il se pose un peu là). Alors je sillonne la ville de Mt Juliet à Woodland Street, de Bradley's Barn à Woodland Studio, du Columbia Studio B à Crazy Mamas. Tous ces noms magiques qui sont comme des bornes du rêve pour tous les toqués de J.J. Cale. Ceux qui ont Cale sous la peau et qui achètent tous les disques même s'ils se ressemblent beaucoup (c'est pas une vanne: rares sont ceux qui trouvent un nouveau sillon à creuser et à travailler, alors on va pas se mettre à renâcler parce que le bougre n'en a qu'un). Et pour une fois j'ai pas du tout de mal à faire la transposition; j'ai pas à me monter la bourriche ni à faire monter mes questions et mon enthousiasme en neige, fébrilement et artificiellement. Parce que je suis moi-même un givré irrémédiable de Cale, un fan de la première heure. Vers cinq heures, je me retrouve chez Audie Ashworth dans la grande maison qui lui sert de quartier général, résidence, bureaux et studio d'enregistrement. Crazy Mamas, pour ceux qui adorent se tripoter la gamberge sur les pochettes de disques, Crazy Mamas c'est ici. Au sous-sol de chez Audie Ashworth. Un studio à peine plus grand que ma chambre d'hôtel à l'Opryland. Shad, le jeune enthousiaste qui est un peu l'homme à tout faire à Crazy Mamas, me montre les lieux, indique une chaise en fer: "C'est LA chaise. Il était là hier soir." Le studio sert à Cale, bien sûr, mais aussi à Audie dont le métier principal reste avant tout l'édition musicale et qui se sert du studio pour faire les démos des chansons qu'il compte placer et vendre. A l'occasion, pour pousser une chanson ou un artiste en qui il croit, il sort le disque sur son propre label (Crazy Mamas Gramophone Company). C'est ce qu'il a fait par exemple pour un jeune auteur nommé Don Schlitz avec une chanson intitulée "The Gambler". Chanson qui finit par être interprétée par Bobby Bare, Johnny Cash, Tennessee Pulleybone (!), Charlie Tango (!), sans parler de Schlitz lui-même (le simple d'Audie a finalement été racheté par Capitol, qui a également signé Schlitz en tant qu'artiste et chanteur). Mais là où Audie et Schlitz décrochèrent la timbale, c'est quand Kenny Rogers choisit la chanson comme bélier pour son album de 1978. "The Gambler" s'est à ce jour vendu aux alentours de deux millions d'exemplaires...
Audie Ashworth est un homme charmant, trapu, parlant très doucement, un homme qui fait partie de la "scène" de Nashville sans pour autant porter les stigmates écœurants du business. C'est pourtant un businessman. Simplement, un businessman qui connaît ses priorités. Il a débuté comme chanteur-compositeur, comme tout le monde à Nashville, mais très vite a trouvé sa niche dans l'édition, travaillant pendant longtemps pour Capitol. Son désir d'indépendance l'a poussé très tôt à vouloir monter une maison de production. Dans son cas particulier, les "connections" furent Snuff Garrett (qui lui envoya et recommanda J.J. Cale - mais comme ingénieur du son!) et Moss Rose, big honcho dans l'édition et propriétaire d'un des premiers petits studios de Nashville.

DAY SLEEPER
Audie m'explique tout ça dans la voiture, un gros station-wagon. Il fait nuit. A cinq heures et demie. Le mec des informations annonce la grande nouvelle du jour: les filles du Penthouse devront dorénavant danser "vêtues", ceci à l'encontre même des lois sur le zoning. Les pornographes se verront dorénavant imposer une peine de prison ferme, quelle que soit la "faute" commise. Et George Jones annonce qu'il fait une cure de désintox quelque part en Alabama; l'an dernier il avait déclaré banqueroute et avait cité son alcoolisme comme une des raisons de son infortune... Apparemment, je suis le premier journaliste que Cale laisse "monter" chez lui. Et je suppose que c'est une des raisons pour lesquelles il a fallu attendre la tombée de la nuit pour m'y conduire. Il y a bien sûr d'autres explications: Audie avait une journée bien remplie avec ses affaires. Et John n'est pas tellement du genre matinal, comme l'atteste l'écriteau sur la porte de sa maison au bord du lac, un écriteau du genre "chien méchant": "Day Sleeper". En fait, Cale ne trompe personne: il aime dormir, c'est un fait entendu; mais il est tout aussi susceptible de se lever à cinq heures du matin qu'à deux heures de l'après-midi. Ce qu'il n'aime pas, et ceci se confirmera par la suite, c'est la routine.
Je suis évidemment tenu de respecter sa tranquillité et d'honorer la confiance qu'il me fait (Dieu sait pourquoi), et c'est vraiment dommage. Il y a un ou deux détails piquants que j'aimerais pourtant bien partager avec vous... mais ne puis, sous peine sans doute de voir John mis en déroute cet été par une armée de touristes français à la recherche de sa retraite. Disons seulement qu'il habite une maison confortable au bord d'un lac, qu'il est voisin avec un vieux président américain qui a sa tronche sur les billets de vingt dollars et qui était surnommé Old Hickory. Un esclavagiste. Son living-room est un invraisemblable capharnaüm encombré d'instruments divers, de gadgets électroniques et d'équipement d'enregistrement, micros, magnétos, guitares, un piano, un orgue et tout le tremblement. Cale (que ses amis appellent John, au fait, et JAMAIS Jay Jay) est en train de manger un yaourt dans la semi-obscurité des ABC Evening News. Une fois le rituel accompli, il me fait faire le tour du propriétaire: la cuisine donne sur un grand balcon surplombant le lac, ainsi qu'une autre pièce totalement occupée par une console et autres monstres électroniques. Finalement John s'installe pour la corvée (bien que je doive avouer que pas une seconde il ne m'a fait sentir que j'étais un emmerdeur fini). Il est malheureusement impossible de rendre l'accent insensé de Cale (okie, évidemment, mais avec ces intonations poilantes comme seuls les Texans en ont, quand ils sont way way out there - la seule comparaison qui me vient à l'esprit est Rocky Erickson, ce qui ne vous dirait évidemment rien); tout comme il est dommage pour vous de ne pas pouvoir mater la qualité de la trombine à Cale, qualité qui n'apparaît jamais sur les photos; sur pellicule, Cale semble se durcir et devenir aussi expressif qu'un Indien de cigar store. Mais là devant vous, vous avez une tronche mobile, alerte, ironique. Un genre Popeye the Sailor, mais en caoutchouc. J'ignore si c'est le fameux menton fendu ou les replis bizarres dans les joues, mais on a l'impression qu'on pourrait lui appuyer sur le nez et qu'il reprendrait forme avec un PLOC! digne d'un jouet en caoutchouc. A part ça, une tête de mineur de fond ou d'ouvrier de fonderie. Une tête de travailleur. Avec, bien sûr, la légendaire barbe de deux jours. (Merci, sans ça j'aurais été déçu.) Pour le reste, jeans, chemise de travail en flanelle et grolles de terrassier. Grolles raisonnables. Une drôle de bouille. Une drôle de Gueule d'Amour.
Je demande une prise pour ma cassette. Pas de problème, c'est pas ça qui manque chez J.J. Cale. Il a l'air seulement un peu atterré en voyant l'invraisemblable imbroglio de mes fils et rallonges.
"Hey, ça colle, man, t'es branché? Hey, laisse-moi dénouer ce sac de nœuds..." Geste bénin, mais plutôt caractéristique quand on connaît son goût pour tout ce qui est mécanique, électrique ou électronique. Passion inattendue sur laquelle on reviendra.

Tous ces noms magiques
qui sont comme des bornes du rêve
pour tous les toqués
de J.J. Cale.



AVANT MIDNIGHT
PHILIPPE GARNIER - Pour la plupart des gens, et pour moi aussi, J.J. Cale a un passé un brin mythique, voire même nébuleux. Quand on essaie de remonter les traces, on trouve un curieux album sorti sur un label de Los Angeles, Viva. Ça s'appelait "Take A Trip Down Sunset Trip", ou quelque chose comme ça...
J.J. - C'était pour un mec nommé Snuff Garrett; je faisais l'ingénieur du son pour lui à l'époque, avec Leon Russell. C'était au début ou au milieu des Années Soixante, juste au début de la musique psychédélique, et Snuff m'a demandé, hey, pourquoi tu ferais pas un disque psychédélique? J'étais pas très bon, mais il savait que je pouvais faire un disque pour pas un rond, enfin pour pas cher; j'avais tous ces amis qui crevaient la dalle comme moi, et je pouvais les avoir pour trente ou dix dollars. Enfin bref, il m'a donné les chansons à faire; y avait "Eight Miles High" des Byrds, "Mister Tambourine Man" et tout ça. Mais y avait pas assez de chansons, alors j'ai écrit deux ou trois instrumentaux, des trucs à la noix. Le mec sur la pochette est un pote à moi, il s'appelle Roger Tillison, il chante sur un morceau. Et un autre pote à moi, Jimmy Martin, en chante un autre; enfin, tous les mecs qui traînaient chez Leon à l'époque je les amenais jouer là-dessus. Je faisais aussi l'ingénieur du son. Enfin... ça m'a vraiment soufflé quand ils ont sorti ça, mais ils l'ont pourtant fait. Z'ont appelé ça "Trip Down Sunset Strip", par les Leather Coated Minds. Et juste après avoir enregistré ça y a eu les fameuses "émeutes" sur Sunset Strip, alors j'ai pris un petit cassette comme le tien, là, un Sony, et j'ai enregistré les hippies et les mecs qui beuglaient et les motos et tout ça, et j'ai tout mixé sur la musique pour rendre le truc plus naze. C'est drôle, à chaque fois que je laisse quelqu'un d'Europe me poser des questions cette merde vient toujours sur le tapis.
P.G. - Oui, on aime tout ce qui est obscur, chez nous...
J.J. - Ça, pour être obscur, c'est définitivement obscur. Definitely b-a-a-d, too...
P.G. - Et à part ça, est-ce qu'il y a d'autres disques, avant "Naturally"?
J.J. - Yi-eah, j'ai fait trois simples pour Liberty. Le premier c'est Leon Russell et Snuff Garrett qui l'ont produit, et c'est un truc que j'avais pas écrit, ça s'appelait "Dick Tracy", et on en a pas vendu un (that didn't sold anythang). Le deuxième s'appelait "In Our Time" et "Outside Looking In" et on n'en a pas vendu la queue d'un non plus. Le troisième s'appelait "Slow Motion", et sur la face B y avait "After Midnight"; et ça non plus ça s'est pas vendu. Mais c'est à cause de ce simple qu'Eric Clapton a entendu "After Midnight", cinq ans plus tard.
P.G. - Et qui lui a fait entendre le disque?
J.J. - Oh, ça j'en sais rien; peut-être Carl Radle, ou Leon. Ou alors Jerry Allison, le mec qu'était avec les Crickets, ou même Delaney Bramlett; ils étaient tous à L.A. à traîner leur couenne à l'époque. Ça peut être qu'un de ceux-là. À moins que ma vieille mère lui ait envoyé un exemplaire du disque... (Là, John s'étrangle de rire comme s'il avait avalé sa chique.)
P.G. - Mais en plus de jouer les ingénieurs du son pour Snuff Garrett (importante figure de l'industrie du disque; possédait Amigos Studio à L.A., qui est à présent devenu le Warner Studio; ancien de Nashville; c'est par lui que Audie Ashworth a connu Cale, ou vice-versa), tu jouais pas? T'as jamais été sessionman?
J.J. - Non, pas vraiment. Je jouais des fois, mais surtout avec la bande à Leon. À l'époque où j'étais à L.A., pour être sessionman fallait savoir lire. J'en ai fait une ou deux, j'y allais de temps en temps quand on me demandait; mais souvent, quand je commençais à comprendre ce qui se passait c'était déjà fini... Enfin, j'ai fait assez de sessions quand même pour savoir ce qu'un sideman a à se farcir, ça c'est sûr. Mais j'ai jamais gagné ma vie à faire ça.
P.G. - Jamais fait de sessions à Nashville?
J.J. - Pas vraiment, non. J'ai joué une fois ou deux sur les disques à Audie, et aussi pour un ami à moi, Mike Lauders; de temps en temps quelqu'un me demande et je me pointe et je joue. I'll go pickin' almost anytime. Des fois je vaux pas un clou, des fois je suis bon, mais c'est le cas pour tout le monde, je suppose. Tu me demandes de jouer sur ton disque, je joue sur ton disque.
P.G. - Parce que t'aimes ça?
J.J. - Ouais, mais j'aime pas faire ça comme un sessionman, qui doit se farcir trois ou quatre sessions par jour pour commencer à vivre décemment, et ça six jours par semaine. Je suppose que s'il fallait que je le fasse je le ferais, mais il se trouve que je fais plus de fric en écrivant des chansons qu'en faisant des sessions.

TULSA
P.G. - Là on a parlé de L.A., mais avant ça y a eu Tulsa, non? Et après ça aussi...
J.J. - Ouais, enfin, je suis d'Oklahoma City, mais j'ai été à l'école à Tulsa et c'est là que j'ai grandi. J'ai passé cinq ans à L.A. à essayer de percer, à jouer les clubs, avec un trio, tout seul en chantant, et aussi avec Delaney and Bonnie; on avait un groupe ensemble, juste avant qu'ils percent et qu'ils décrochent leur contrat. Et je suis retourné à Tulsa parce que j'avais pas un rond. Je touchais le chômage, mais ça suffisait pas. Oh, on était tout ce qu'il y a de chaud, à l'époque. George Harrison venait nous voir, Eric Clapton et tout le beau monde. Mais y en avait pas un qui t'aurait donné dix dollars pour croûter ou pour jouer. C'était peut-être bon pour ton ego, mais ton ego tu peux pas le dépenser; faut que tu vendes ta salade. Alors cinq ans à L.A. à essayer de percer, et rien n'arrive; alors je suis retourné à Tulsa, je me suis dit que j'allais travailler dans un bar là-bas, à jouer de la guitare, sans chanter ni rien. Tulsa est une bonne ville question night clubs, bistrots et tout ça. Ça paye que dalle aussi, mais tu t'éclates tellement à jouer là-bas, tu t'aperçois de rien. Et un jour j'étais à Tulsa, et Bobby Keyes téléphone et me dit comme ça: "On vient de faire "After Midnight", avec Clapton..." Mais moi j'avais déjà entendu ce genre de salade des tas de fois, alors je suis retourné me coucher... (rires) C'est que trois ou quatre mois plus tard que j'ai commencé à entendre ça à la radio au Top Forty, et ensuite ils se sont mis à la jouer toutes les heures, et alors là je me suis dit que j'avais un hit. Et je me suis dit aussi que j'étais dans la merde. Parce que, faut comprendre, j'étais habitué à avoir que dalle, et le seul avantage à avoir que dalle c'est qu'il y a pas de pression, personne n'attend quoi que ce soit de toi... Enfin bref, Audie bigophone: "Hey, mec, t'as un hit, faisons un disque..." On se connaissait avant, j'étais déjà venu à Nashville... On a commencé "Naturally" chez Moss Rose, un quatre-pistes surtout bon pour les démos, et on a converti tout ça, et on a fini le reste là-bas dans la grange (Bradley's Barn). (Moss Rose est aussi un ancien associé d'Audie, avec lequel il a fondé Audigram, ou ce qui est devenu Audigram, la maison de production et d'édition.)
P.G. - Mais avant L.A., t'as eu des boulots différents, autres que la musique?
J.J. - Yi-eah. J'ai passé un moment dans la United States Air Force, ce qui est un boulot vraiment tout ce qu'il y a de peinard (rires). J'étais réserviste; j'avais été conscrit, avant ça. J'ai bossé dans une aciérie pendant un an, juste après l'école, au laminoir.
P.G. - Mais rien de musical?
J.J. - Je jouais les week-ends, mais fallait que je bosse pour croûter. N'importe quoi, tenir un stand de hamburgers ou un stand de root-beer. Mais une fois en Californie, je me suis juré que, quoi qu'il arrive (et il arrivait pas grand-chose), jamais je reprendrais un boulot "straight". M'en fous si c'est seulement pour trois dollars, je préfère jouer de la guitare que de m'éreinter avec ces boulots à la flan. L'argent, ça m'a jamais beaucoup tenté de toute manière...

Mater la qualité
de la trombine à Cale,
qualité qui n'apparaît
jamais sur les photos.



CLAPTON
P.G. - Et puis t'aimes pas te lever le matin...
J.J. - Naw. man. Ça aussi ça y faisait, je crois. Encore que maintenant, des fois je me lève à l'aube, ou même avant l'aube, mais c'est seulement parce que je suis pas forcé. Et puis je peux aller au lit dans l'après-midi si je veux... On me dit que je suis flemmard, que je prends trois ans pour sortir un disque et tout ça, mais bon, j'essaie de VIVRE entre deux, j'essaie de me payer du bon temps. Je vois pas l'intérêt de devenir millionnaire. J'ai déjà tout ce que je veux, en double. Two of everythang. Et comme on dit, tu peux pas l'emporter avec toi dans la tombe ("You can't take it with you" - qui incidemment est aussi le titre du B-side de "The Gambler", la version sortie par ce mec Don Schlitz). Alors je fais ce que j'ai à faire, mais pas plus. Et d'abord, y a que les deux derniers albums qu'ont été longs à venir, et ça c'est parce que, juste avant "Troubadour", avec Audie on a décidé que c'était idiot de dépenser tout ce fric en temps de studio, valait mieux en avoir un chez nous. Alors on a construit le studio à Crazy Mamas, et bien sûr quand tu fais ça tu passes plus de temps à construire et modifier et améliorer le foutu truc qu'à faire de la musique. C'est pour ça que "Troubadour" a pris si longtemps. Okay. Ça, c'est quand j'habitais toujours à Tulsa; j'arrêtais pas de faire la navette Tulsa-Nashville, alors finalement je suis venu ici. Et quand j'ai pris cette baraque on a recommencé le même cirque, à construire ce que tu vois ici, et ça c'est ce qui a retardé "Five". Cet album, y a plein de plages qui sont que ça: enregistrées en essayant le studio, en expérimentant, en essayant d'enlever les couilles et les défauts. On aurait pu jouer la facilité, remarque bien, on aurait pu dire: "Amenez-nous un super-studio tout monté", et tout ça. Mais on a comme qui dirait moulu la farine en même temps que fait cuire le gâteau; en partie parce qu'Audie aime bien farfouiller dans ce merdier, et moi aussi.
P.G. - Est-ce que Clapton a essayé de te contacter, après "After Midnight"?
J.J. - Naw. Tout le monde me pose la même question, et je réponds que Clapton a eu des chiées de hits avant "After Midnight". On s'est vu une fois, lors de la dernière tournée que j'ai faite en Angleterre. Il avait déjà enregistré "Cocaine", mais ça je le savais pas. Ils sont venus, lui et ses musiciens. C'était au New Vic, je crois bien. Il est venu jouer pour le rappel, et on a causé deux minutes. Mais nous on était en tournée et eux ils enregistraient, alors on a eu le temps de rien.
P.G. - Mais ça te rebrousse pas un peu le poil de voir les autres avoir tant de succès en copiant ton style?
J.J. - Pourquoi ça, man?
P.G. - Pas le fait qu'ils reprennent une de tes chansons, je veux dire, mais surtout le fait qu'ils imitent ton style, Clapton et les autres...
J.J. - Mais lui au moins il a repris une de mes chansons, il en a fait un hit. Tu sais pas à quel point c'est difficile d'avoir une de tes chansons chantée par Clapton, man? La musique c'est gratuit, ou ça devrait. Moi, j'ai appris en pompant sur des tas de gens. Et lui au moins il m'a remboursé l'emprunt, il s'est servi d'une de mes chansons. Et puis, dis, Clapton avait son style et était célèbre avant de faire mon genre de musique, et je suppose qu'à présent il a dépassé ça, ou qu'il est passé à autre chose. Ça a aidé sa carrière, ça a aidé la mienne, it's o-kay. C'est ça, la musique... les influences... Moi aussi, j'ai piqué des trucs à droite à gauche...
P.G. - A qui, plus spécifiquement? (Vous noterez la subtilité, le pataugas 44 fillette.)
J.J. - Oh, je sais pas. J'ai étudié et écouté Chet Atkins d'aussi longtemps que je peux me souvenir. Et je peux imiter Chet Atkins, mais je vois pas tellement l'intérêt. D'abord parce qu'il y a déjà trop de gens qui imitent Chet Atkins (rires); ensuite parce que je fais ça seulement pour le plaisir, mon plaisir. Pareil pour Fats Domino, ou Elvis Presley. Toutes mes influences viennent du rockabilly, tout ce qui venait de Memphis ou Nashville au début ou au milieu des Années Cinquante, juste avant qu'on appelle ça rock'n'roll, l'époque où le rhythm'n'blues était une musique nouvelle pour les Blancs. J'avais quatorze-quinze ans, à l'époque... Et si tu jouais de quelque chose, fallait que tu joues cette musique-là...
P.G. - Tu jouais dans des groupes, déjà?
J.J. - Sûr, man, sûr...
(Parmi les groupes connus, il y a eu Johnnie Cale and the Valentines et Gene Crose and the Rockets.)

GUITARES
P.G. - Sur les photos des premiers albums et quand je t'ai vu à San Francisco il y a quatre ans, tu jouais sur cette légendaire Harmony toute trafiquée. Et là cette année, en tournée, tu jouais sur une Fender Stratocaster neuve...
J.J. - Ouais, pendant dix ans j'ai joué sur cette Harmony; c'était la seule guitare que j'avais; et puis je m'en suis fatigué. Enfin, je la sors de temps en temps, mais bon, j'ai trente-cinq guitares ici, man! Dès que j'ai eu un peu de fric, je me suis mis à acheter des vieilles grattes; certaines valent même un sacré paquet. J'ai une Les Paul 1960 qui est très rare; et je viens juste de dégoter une Fender Stratocaster de 1956, juste l'autre jour. J'ai une 335 de 1960 (a sixty three thirty five). Je les collectionne... J'ai six Stratocaster. Celle que j'utilise sur la route est neuve. Je l'aime bien. Quelqu'un d'autre la trouverait tarte, mais elle se prête bien à mon style, c'est tout. Et je vais te dire une autre chose sur les Fender: D-U-R-A-B-L-E-S. Une des raisons pour lesquelles je ne voyage plus avec mon Harmony, c'est que les voyages en avion la foutaient complètement en l'air. Ils mettent ça dans la soute à bagages, et c'est pas chauffé et c'est pas pressurisé comme dans l'espace des passagers, et le bois travaille tu peux pas savoir. En plus de ça, cette guitare était construite comme un avion modèle réduit... Et c'est pas tellement que les employés aux bagages massacrent les valises, mais là-haut dans la soute à bagages la température descend à soixante, quatre-vingts en dessous de zéro, alors tu vois le travail. Une Les Paul ou une Stratocaster, tu peux presque sauter dessus à pieds joints et en jouer après, elle sera presque accordée. Mais mon Harmony en a pris un sacré coup à voyager comme ça; la dernière tournée où je l'ai prise, je payais une place entière pour elle pour pouvoir l'emporter avec moi, sur un siège à côté.
(Je rigole comme un idiot, et John me regarde d'un air peiné.)
J.J. - Tu sais, si tu possèdes un engin scientifique qui te sert à travailler, tu vas pas le mettre dans la soute à bagages. Et c'est comme ça que je gagne ma vie, à jouer de la guitare, alors je vois pas ce qu'il y a de si ridicule. C'est comme si je laissais ma main voyager dans la soute et le reste de ma carcasse en première... Ça a pas de sens. Et puisque j'ai l'argent, je vois pas pourquoi je devrais passer trois jours à remettre ma guitare en état à chaque fois qu'on prend l'avion... C'est pareil pour la plupart des guitaristes; ils aiment pas trop prendre l'avion avec leur instrument...
(Plus tard, John me fera voir la fameuse Harmony. Un engin invraisemblable, sans fond, le vernis tout décapé (s'il y a jamais eu du vernis), et à l'intérieur un incroyable bricolage qui ressemble plus au travail d'un serrurier un brin dérangé qu'à celui d'un luthier.)
P.G. - En tournée tu as Christine Lakeland pour chanter avec toi, mais à San Francisco tu avais cette autre chanteuse qui avait une sacrée pêche. Elle avait fait partie de ce groupe, Buckwheat... Qu'est-ce qu'elle est devenue?
J.J. - Sais pas trop... Elle devait se lancer dans une carrière solo, mais quelque chose a dû se passer, sais pas quoi; toujours est-il qu'elle est à Tulsa. Si tu vas à Tulsa, tu vas au Paradise Club, la boîte de Jimmy Martin, et si elle passe pas là, tu peux être sûr qu'elle est à l'affiche pour la semaine d'après...
P.G. - Et les musiciens que tu utilises en tournée, comment tu les trouves?
J.J. - Ça fait sept ans que j'utilise le même batteur et le même guitariste, Jimmy Karstein et Bill Boatman. Surtout des gens de Tulsa; ça reste flottant; quand je les appelle, ils sont généralement d'accord...

C'est super à l'intérieur,
tout est à portée de
la main, même pas besoin
de sortir de son lit.



BRICOLE
P.G. - Mais aucun de ces musiciens ne joue beaucoup sur les albums...
J.J. - Ils seraient les premiers à te le dire: c'est pas des musiciens de session, c'est des musiciens pour la route. Ils jouent plutôt funky, un peu comme j'aime...
P.G. - Comment ça se passe pour choisir les musiciens pour chaque chanson? Il semble que tu sois très difficile sur ce point.
J.J. - Au début, ç'était surtout Audie qui les choisissait. Il est d'ici et il connaît tout le monde. Mais maintenant, je connais probablement plus de musiciens que lui... Des fois il dit comme ça "Y a un môme qui pète le feu", alors on va le voir. Mais la plupart du temps, je me retrouve avec les mecs un peu plus vieux, parce que je suis plus tout jeune moi-même...
P.G. - Mais ça se passe de la même façon à Tulsa et à Nashville, entre musiciens?
J.J. - Pas du tout. Y a pas de studios à proprement parler à Tulsa. Et ici à Nashville y a pratiquement pas d'action la nuit (no night life). Ici, pas question de jam ni rien. La musique c'est les affaires, c'est un métier. Sur rendez-vous exclusivement... Je connais personne à Tulsa qui gagne sa vie avec la musique. C'est une ville très musicale. Beaucoup de gens fameux viennent d'Oklahoma, mais j'en connais pas un qui ait fait fortune en y restant. Encore l'autre jour j'ai rencontré à Frisco un mec célèbre qui venait d'Oklahoma, comment c'est son nom déjà... Boz Scaggs. Hoyt Axton aussi est du coin. Elvin Bishop est de Tulsa, David Gates, le mec de Bread. Mais pour réussir, il a fallu qu'ils quittent le bled...
P.G. - Tu écoutes d'autres guitaristes? Tu es curieux des autres styles? Je demande ça parce que tu sembles si isolé, si unique dans ton truc...
J.J. - Oh non, man, bien sûr que je les écoute; j'écoute tout le monde. Je vais pas les voir ni rien, ni papoter avec eux, j'ai pas le temps, j'ai pas l'envie. Mais je peux toujours mettre leur disque sur ma platine et ils sont là, dans mon living-room. (Rugissement soudain.) Et c'est généralement ce qu'ils ont de mieux à offrir! C'est la beauté du truc; pareil pour la télé. C'est ça, les communications de masses: pas besoin de se rendre visite... Et à dire vrai j'ai ni le goût, ni le temps pour la "vie sociale", parce que j'ai tout ça (il montre son studio-living room). Et bon, ça fait déjà un bon moment que je joue de la guitare, et c'est un instrument incroyablement complexe, mais tu prends ça, le studio, c'est une autre sorte d'instrument en fin de compte. C'est comme... la guitare possède six cordes et le truc c'est de les faire jouer ensemble, eh ben dans le studio chaque instrument est une corde. Parce qu'en fin de compte, ce qui importe c'est ce qui sort de ton haut-parleur... C'est pour ça que pour les deux premiers albums je suis allé à droite à gauche, à expérimenter, à essayer des studios différents; j'ai toujours été curieux. Je touche pas encore très bien ma bille à jouer de cet instrument, la console, mais tu peux me donner un E pour effort...
P.G. - Les gens en France vont être un peu surpris de te savoir si curieux et passionné d'électronique... Ils t'imagineraient plutôt comme un poivrot en train de cuver sur son porche, un cruchon à ses pieds, un chien couché par terre et une guitare sur le bide...
J.J. - Ouais, bon, ben c'est l'impression que les disques sont censés donner. Un ami à moi, un gars qui me connaît bien, un jour me parlait de "Magnolia" et me disait: "Man, j'adore ce "live feel" que t'as là-dessus, ça sonne vrai." Et il a été soufflé quand je lui ai dit que c'était une chanson complètement manufacturée, des petits bouts rajoutés, du vrai rafistolage... Tu vois, j'aime bien enregistrer "live dans le studio", mais pour ça faut être bon, faut jouer longtemps avec les mêmes mecs, et ça coûte bien trop d'argent... Alors je bricole... Sur le dernier album je joue de tout sur certains morceaux, j'utilise une machine pour la batterie.
P.G. - Tu vas devenir un perfectionniste? Qu'est-ce que tu penses du dernier disque de Ry Cooder, de la façon dont il a enregistré ça, le procédé digital?
J.J. - Les gens me disent toujours que mes disques sonnent "vrai". Mais en fait c'est simplement parce que je laisse encore plein d'erreurs, alors ils se disent que ça peut être que live... Sûr, l'album de Cooder est une merveille. C'est la bonne direction. Y a pas à discuter là-dessus. Je veux dire, le procédé, l'idée elle-même est tellement supérieure à toute machine utilisant des bandes. Si t'as une bande t'as de la friction, même sur un engin cher et perfectionné. Si t'as de la friction t'as de la perte de qualité, de la distorsion, y a pas à pinailler là-dessus. C'est comme tout, c'est que le début alors il doit y avoir des couilles et des défauts... C'est comme Denny Cordell me disait quand je lui parlais de quadriphonie à l'époque où c'était la rage, il disait: "Oh? Ah bon, alors je crois que je vais me mettre à mixer en stéréo..." Moi, je me mettrai au digital quand ce sera dépassé...

Avec Audie,
on a décidé que
valait mieux avoir
un studio chez nous.



BLUES
(Il se lève pour laisser entrer son chien Foley (comme le MC du Grand Ole Opry?) et lui donner sa pâtée. Foley commence par le café. Mon café, en l'occurrence. Audie rigole. John tance Foley pour la forme. Foley est un fana de la glace aussi, ice-cream, tous parfums...)
P.G. - A part une ou deux chansons sur la drogue ou sur le trafic de drogue, on peut dire que tes chansons n'ont qu'un seul et unique sujet: les femmes et le sexe. C'est le seul sujet qui t'intéresse?
(Il se marre doucement et considère la question...)
J.J. - C'est un bon sujet pour les chansons, je trouve. En plus de ça, les femmes on peut dire que c'est une vraie source de cafard et d'emmerdements, a good source for the blues. Et ça, j'ai en eu ma part. C'est la même histoire sans âge que tout le monde répète encore et toujours. De temps en temps quelqu'un la raconte un tout petit peu différemment, et généralement c'est un hit...
P.G. - T'es conscient du fait que des milliers de gens baisent ou ont baisé sur tes disques? Je veux dire, au hit-parade du disque de chevet, y a J.J. Cale en tête de liste à tous les coups...
J.J. - Oh yi-eah... L'autre jour cette souris (that ole gal) vient me trouver et me fait comme ça: "Hey, man, on vient juste de se taper un petit cracou sur telle ou telle chanson", et moi je lui fais: "Hey, désolé, faut pas croire, I didn't mean to be in your bedroom, je l'ai pas faite pour pouvoir être dans votre chambre à coucher..."
P.G. - Tu avais développé ton style particulier bien avant ce premier album, "Naturally"?
J.J. - Naw, pendant dix ans j'ai joué du rock'n'roll, LOUD rock'n'roll, le genre, tu sais, où on te dit: "Sorry, mais vous pouvez pas jouer ici, trop fort..." J'ai joué comme ça jusqu'à ce que je vienne ici à Nashville pour enregistrer "Naturally". C'est Audie qu'a été surpris! Il me connaissait comme un mec du genre cogne-sur-la-guitare-comme-un-sourd, mais la façon dont les chansons sont sorties ça a donné ça, ce style chaloupé, y en a qu'appellent ça laid-back. Moi, je trouvais seulement que le style allait bien avec les chansons, qu'étaient surtout du country-blues. Et puis aussi, j'avais trente ans, mes oreilles étaient fatiguées! Dix ans de ça... "After Midnight", la façon dont je faisais ça sur le simple c'était du rock dur et fort, un peu comme ce qu'en a fait Clapton. Mais bon, dix ans à faire ça, and it didn't make me no money at all... Et le style qui a évolué à partir de cet album, c'est un peu la façon dont je me sentais... Et ça a marché, les gens ont aimé ça, alors j'ai continué dans cette voie. Y a qu'au moment où j'ai fait "Cocaine" que je me suis trouvé un peu entre deux chaises. Parce que c'est du rock, et puis il y a le sujet; et tout d'un coup tout un tas d'autres gens se sont ramenés à mes concerts, par curiosité, et ils réclamaient du boogie, du rock, et d'un autre côté y avait mes vieux fans qui voulaient leur Jay Jay routine kind of jive, et moi je savais plus très bien où j'en étais. Mais maintenant j'ai encore dix ans de plus, alors je crois pas que je vais beaucoup changer de direction.
P.G. - Pourtant t'as pas l'air d'aimer le train-train; tu changes tout le temps de musiciens, presque pour chaque chanson. Tu expérimentes avec les arrangements. T'as les cuivres, par exemple... T'aimes ça, les cuivres?
J.J. - Mmmm. Ceux sur "Naturally", je crois que c'était bien. J'aimais bien les mecs, ils jouaient en tournée avec Presley et y avait ce type, Bob Holmes, un Noir, qui les dirigeait. Tout ce que t'avais à faire c'était de leur siffler un truc dans l'oreille, et ils se mettaient à souffler. Et c'était bien, parce que moi je sais pas écrire la musique... Sur "Really", je crois que c'était des Nashville cats...
P.G. - Justement, je voulais demander: quel est ton statut à Nashville?
J.J. - Ils me connaissent pas. Enfin, beaucoup de musiciens ici me connaissent et savent qui je suis, parce qu'ils ont joué avec moi. Mais pour l'establishment et le music business de Nashville, j'existe pas. C'est une clique, des vieux barbons. Audie, lui, il a longtemps fait partie de cet establishment, les gens en place dans le métier. Mais depuis cinq ans même lui a l'air de se dissocier de ça (rires). Disons que je suis pas connu comme country artist, et qu'à Nashville ils connaissent rien d'autre.
P.G. - Et les pochettes? Cinq albums, cinq artistes différents... C'est voulu?
J.J. - On a strictement rien à voir avec le côté graphique des disques. Tout ça c'est fait à Hollywood, ils connaissent ça mieux que nous... J'ai été à l'école avec le mec qui a peint le racoon pour "Naturally", pourtant. Mais c'est vraiment un pur hasard. Un mec nommé Rabon; parle d'un mec artsy-artsy, man, alors lui il en tient une sacrée dose. Tu le vois dans la rue et il dit: "Le ciel est bleu, le ciel est beau", et bien sûr tout le monde pense la même chose, mais y a que Rabon qui le dit. Et il a une bouteille à la main... Quand j'étais à l'école avec lui, moi aussi je peignais; le pire scribouilleur au monde. J'ai arrêté, j'étais trop atroce.
AUDIE - la pochette de "Really", le logo, ils ont gagné des tas de prix pour ça. Mais à l'origine la pochette devait être surélevée d'au moins un centimètre, un truc insensé. Ça aurait été terrible, mais ils ont dit que ça coûterait trop cher...
(La conversation se transforme en vraie conversation et dure assez longtemps. On parle de L.A. et de tous les meublés que John a fréquentés dans à peu près toutes les parties de la ville. On parle d'Eddy Mitchell, qui est venu récemment enregistrer à Nashville. John joue sur "After Midnight", qui se trouve être également le titre de l'album. Mitchell a même invité Audie et John à Paris pour l'Olympia. John ouvrirait pour lui et jouerait un ou deux morceaux avec lui. Audie, qui aime bien Paris, était intéressé. John aussi, parce qu'il est toujours là-bas entre deux avions sans avoir le temps de rien voir; juste les Abattoirs, là où on l'avait collé la première fois...)
A. - Mais bon, quand on a su que c'était pour trois semaines, six jours par semaine, un concert par soir et deux le samedi... Ça fait du boulot, tout ça...
J.J. - Trop de boulot, man...
(On continue à parler de choses et d'autres, de la France, de Django Reinhardt, du disco. John raconte cette histoire sur Elmer Valentine, pour qui il travaillait en 1963, à l'époque où Valentine ouvrait le Whisky-A-Gogo (vous devriez entendre Cale prononcer ça, ça et disco-thèque).)
J.J. - Et je lui dis, man, toutes ces mousmées qui dansent et tout ça, où t'as été pêcher une idée pareille? Et ce nom-là? Et lui il me fait, in Paris, France, man, une boîte appelée le Whisky A-Gogo. Là-bas, ils appellent ça disco-thèque... Maintenant il a le Roxy, Elmer. Il s'est fait une jolie pelote...

Il fait bien gaffe à ce
qu'il fait. On voit pas
beaucoup de gens dans ce métier
qui savent vivre avec le succès.



CUISINE
Le temps passe et on décide de lever le pied pour manger un morceau. Dehors la nuit est claire et froide, après la flotte des jours passés. John annonce que le froid va arriver, qu'il peut le sentir dans l'air (comme si on se les gelait pas assez comme ça). Parquée sur cales devant sa maison se trouve une magnifique caravane Airstream aux lignes rondes et lisses. John passe beaucoup de temps dans son "camper". Comme il dit, c'est super à l'intérieur, tout est à portée de la main, même pas besoin de sortir du lit... Et il va où, comme ça? Et il fait quoi? "Oh, je fais rien, rien du tout. Je prends une guitare avec moi, c'est tout. Ça me repose de la maison, parce qu'ici je me lève à n'importe quelle heure, mais aussitôt j'allume le magnéto et bientôt je me retrouve à travailler, même si j'en avais pas l'intention... J'aime bien me retrouver dans un trailer park, parler avec les voisins, les gens normaux... les gens savent pas qui je suis."
Le dîner est excellent, simple et abondant. Southern cooking. Ribs, southern fried chicken (pas graillon), fried okra, marshmallowed sweet potatoes, lemonpie... Entre deux bouchées, John continue à parler. Je me renseigne sur Karl Himmel. J'ai deviné juste: c'est son batteur favori.
J.J. - Karl est sans doute, à part Audie, ce que j'ai de plus proche d'un ami ici à Nashville. Il est de la Nouvelle Orléans, et son truc c'est le jazz, pas le country. Il est malheureux comme les pierres ici, il déteste jouer derrière les chanteurs country; tu vois, il est très inventif... et ici, on te demande de garder le temps et pas plus. Alors il grommelle et rend tout le monde nerveux. Il va s'en aller à New York, parce que de moins en moins de producteurs veulent de lui: il râle trop. Mais c'est super de jouer avec lui. Un soir il va être totalement merdeux, mais d'autres fois il va te sortir un truc qui va l'étonner lui-même. Et pour moi, ça compte: je suis prêt à supporter beaucoup de choses de quelqu'un d'assez bon et d'assez passionné pour faire quelque chose qui le surprend lui-même.
La nuit dernière il a joué une bonne partie de la nuit chez lui avec deux jeunes gars de l'orchestre de Bill Monroe. "Juste du bluegrass, rien d'électrique à part la basse; les voisins pouvaient pas se plaindre... But boy, those kids sure knew how to play that banjo and that dobro..." Ensuite il parle du bouquin qu'il vient de finir et qu'il recommande vivement à Audie: "Best book on Nashville and what it is to be a songwriter in Nashville..." Le livre est par Tom T. Hall. John cite ses passages favoris, puis des bouts de chansons par Tom T. Hall qu'il aime particulièrement. "Il était présent quand Tootsie est morte."
Tootsie, c'est bien sûr la proprio du Tootsie's Orchid Lounge, le célèbre bouge sur Broadway dont la porte de derrière communiquait presque avec les coulisses du Grand Ole Opry du temps du Ryman Auditorium. Gardant leur image immaculée pour les foules puritaines et bondieusardes qui patronnent le Show, les stars se faufilaient chez Tootsie par derrière et faisaient la fête avec leurs collègues. (La même hypocrisie qui ne trompe personne règne dans cette capitale des vendeurs de bibles; de la même manière, vous serez peut-être un brin choqués d'apprendre qu'il est impossible de se faire servir à boire à Lynchburg, Tennessee, le pays qui donné le Jack Daniel au monde libre, Moore County n'autorisant pas la vente des boissons alcoolisées. Ce qui n'empêche que Nashville compte une belle colonie de pictons...)
Cale n'a plus l'air sur ses gardes avec moi, la conversation est devenue juste ça: une conversation. John aime visiblement causer comme tout un chacun. C'est juste qu'il préfère causer de ce qui l'intéresse. Comme de savoir si Audie va pouvoir lui ravoir du bois, parce qu'il s'est fait estamper avec cette saleté de bois vert qui brûle pas. Et il a bien cette scie mécanique qu'il a achetée chez Sears, mais il faut la monter... "Et je suis pas très fortiche avec ces choses-là. Je me défends pour tout ce qui électrique, mais pour le reste... je me retrouverais vite manchot..."
Je prends congé sans avoir pris une seule photo de Cale. Le lendemain midi, coup de pot: juste au moment où je quitte le driveway de chez Audie, je vois John descendre de sa Porsche grise. Et je lui tire le portrait à la va-vite. J.J. Cale à une heure de l'après-midi, une barbe de trois jours, le menton jauni par la nicotine ou - est-ce qu'on sait - le jus de chique.
Le soir en revenant de chez John, Audie me ramène et se fait pensif. Le silence est confortable. Et je me dis que ces deux hommes ont quelque chose de précieux tous les deux, ils travaillent ENSEMBLE à quelque chose d'important: rester sain d'esprit dans un métier où il y a très peu de place pour ça. Audie hoche la tête et déclare finalement: "La seule chose que je peux dire sur lui, ou plutôt la meilleure chose, c'est que je le connais depuis plus de dix ans et qu'on a fait du business ensemble et qu'après cinq disques il est toujours mon ami. L'autre jour Leon Russell est venu et je l'ai emmené à la maison de Cale, et Leon connaît John depuis bien plus longtemps que moi encore. Et en revenant il m'a dit: "Ben tu sais pas, Cale est resté le même homme!". Mais faudrait surtout pas croire que c'est naturel, ou facile, ou qu'il est juste comme ça. Il y travaille dur, il fait bien gaffe à ce qu'il fait. Et pour ça, je le respecte. On voit pas beaucoup de gens dans ce métier qui peuvent accepter le succès et savent vivre avec et savent le contrôler. Et John est un homme qui essaie de mener sa vie au lieu de se laisser mener".
Voilà. J'ai vu l'homme. Maintenant j'attends le disque, le prochain. Qui, John l'a promis, devrait venir plus vite que "Five". Et les amateurs seront aussi heureux d'apprendre qu'un songbook de J.J. Cale devrait sortir en janvier, distribué aux States par Columbia Books. Vingt chansons de J.J. Cale avec petits commentaires de John indiquant COMMENT LES JOUER, à chaque morceau. Toutes demandes de renseignements à ce sujet peuvent être adressées à Audie Ashworth, Audigram, Inc, p.o. box 22635, Nashville Tennessee 37202. Mais bien sûr il y en a qui n'ont pas attendu le songbook pour apprendre à jouer comme lui. Et faire fortune.
Après le prochain album, Cale devrait passer chez Phonogram et Mercury. La séparation d'avec Cordell et Shelter se fait à l'amiable. Audie se trouve seulement gêné aux entournures par les rapports tendus qui existent (ou en fait n'existent pas) entre Cordell et MCA depuis le coup de Tom Petty. Alors pour arrondir les angles Audie et John ont décidé de laisser l'Angleterre et l'Irlande à Cordell comme cadeau d'adieu. Comme dit Audie: "On aurait pu se lancer dans des procès à n'en plus finir, mais comme tu as peut-être pu le remarquer, c'est pas exactement le style de John. Il aime pas les emmerdements, surtout à propos d'argent. Et puis il aime bien Cordell."
Comme a dit l'autre soir J.J. Cale: "I already got two of ev'rythang; and, man, you can't take it with you..."
Non. Mais ce qu'on peut emporter avec soi ce sont les chouettes souvenirs... - PHILIPPE GARNIER (Los Angeles, décembre 79).


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